Dans la galerie des créatures hybrides, il en est une dont la part de légende s’est auréolée d’un charme vénéneux et d’une sensualité à fleur de peau.
Rien que la douceur de son nom et l’évocation de sa silhouette ondulante, jaillie des profondeurs marines, laissent présager les pièges envoûtants que nous réserve ce dangereux mélange de beauté féminine et de cruauté animale.
La sirène est-elle, comme la licorne, sortie d’un univers imaginaire et poétique, des rêveries érotiques d’un marin trop longtemps perdu en mer ? A-t-elle été l’objet d’une hallucination ou d’une méprise ? A-t-on pu confondre son anatomie provocante avec celle d’une autre créature marine bien réelle ?
Et s’il s’agissait d’un monstre, n’est-il pas au moins le plus séduisant de notre bestiaire fantastique ? Un monstre que l’on aimerait croire vrai ?
Sur le chemin du non-retour
Mi-femme mi-poisson, cette créature voluptueuse aux frontières de la zoologie et de la mythologie a pris depuis longtemps les dimensions d’un symbole universel : celui de la femelle tentatrice, irrésistible et fatale. Quiconque se laisse captiver par sa voix enchanteresse choisit irrévocablement de mourir à bref délai. Écouter son chant mélodieux, sorti des flots ou tombant du ciel, c’est déjà prendre le chemin du non-retour. Au fil des âges et des cultures, l’image de cette femme aquatique a subi plusieurs liftings sous la plume ou le pinceau des nombreux artistes qui lui ont donné un visage et un corps, nimbés d’un sex-appeal toujours plus ravageur. Pourtant, les représentations les plus anciennes la montraient plus volontiers sous les formes d’une créature ailée à tête d’oiseau et à buste de femme, beaucoup moins séduisante. Peu à peu s’imposera le profil plus ensorceleur que l’imagerie populaire a retenu : ce visage de naïade et ce corps couvert d’écailles se terminant en queue de poisson. Par la suite sont venus s’ajouter des attributs de plus en plus sexués, et même sexy : silhouette de rêve, longue chevelure dorée et poitrine opulente.
Des plaisirs ineffables et interdits
Femme-oiseau ou femme-poisson, au gré de ses métamorphoses esthétiques, la sirène ne s’est jamais départie pour autant de son halo de mystère et d’ambiguïté. Ni de cette funeste réputation qu’elle traîne dans son sillage depuis l’Antiquité. Seule constante au fil des évolutions de sa ravissante plastique, une voix toujours divinement suave et captivante, mise au service de sinistres desseins. On prête en effet à ces créatures des profondeurs les comportements les plus machiavéliques : elles seraient tout à la fois vampires, naufrageuses et mangeuses d’hommes. Leurs mélodies hypnotiques, prometteuses de plaisirs ineffables et interdits, conduisent irrémédiablement les pauvres mâles à leur perte. Les marins grecs de l’Antiquité situaient leur repaire autour des îlots rocheux qui émergent au large de la Sicile, notamment les fameux récifs de Charybde et Scylla. Les squelettes blanchis de tous ceux qu’elles ont attirés dans leurs filets s’entassent au pied de ces rivages où, jour et nuit, elles faisaient entendre leurs chants envoûtants.
Prisonniers dans des grottes sous-marines
Longtemps, la description de ces monstres femelles restera vague et incertaine, pour la bonne raison que tous ceux qui avaient eu le triste privilège de les rencontrer n’étaient pas revenus. Combien de malheureux navigateurs auront ainsi été abusés par ces démoniaques filles de la mer avant d’être dévorés ou retenus indéfiniment prisonniers dans des grottes sous-marines ? Homère est sans doute le plus ancien narrateur à faire mention de l’existence des sirènes. On peut évidemment se demander si les aventures relatées dans son Odyssée sont purement le fruit de son imagination ou si la source de son inspiration découle des récits des voyageurs de son temps, parmi lesquels les navigateurs phéniciens étaient les plus hardis.
La ruse d’Ulysse pour échapper aux sirènes
Ulysse et ses compagnons de voyage seront les premiers à sortir vivants d’une dramatique confrontation avec les méchantes ondines. Lorsque son vaisseau arriva dans les parages tant redoutés, le héros de la guerre de Troie ordonna aux membres de son équipage de se boucher les oreilles avec de la cire afin de rester sourds et insensibles aux chants délicieux qui sortaient de la mer. Mais lui-même ayant décidé d’écouter les envoûtantes sérénades pria ses marins de l’attacher au mât de son navire avec des liens assez solides pour qu’il ne puisse les défaire, même au prix des efforts les plus violents. Au moment crucial, quand le chant des sirènes se fit le plus enchanteur, promettant à tout homme qui viendrait à elles des délices sans fin ainsi qu’un accès à tous les savoirs de l’esprit, les cordages retenant l’audacieux capitaine tinrent bon et la ruse réussit. Le sort fut conjuré. Les sirènes venaient de subir leur premier échec. Mais ces redoutables séductrices n’en allaient pas moins poursuivre une longue et funeste carrière.
Le visage du péché
Les artistes et artisans d’Athènes et de Rome ont multiplié les représentations de ces insaisissables tentatrices sur des vases ou des mosaïques. Les peintures du Moyen Âge ont pris la relève et perpétué le mythe, avec parfois une touche de perversité. Mais, dans les récits des gens de mer, pas question de voir dans les sirènes une quelconque légende. Pour des générations de marins, ces créatures appartenaient incontestablement à la réalité ! Leurs témoignages de rencontres en pleine mer s’accompagnaient de descriptions plus ou moins concordantes. Il s’agissait chaque fois d’étranges créatures femelles aux appâts équivoques : buste de femme sorti de l’eau jusqu’à la taille, poitrine avantageuse, des yeux verts, de longs cheveux, un visage gracieux, le tout assorti de gazouillements mélodieux. Un moine du VIIIe siècle leur apporta sa caution « scientifique ». Les sirènes n’avaient-elles pas le visage du péché ?
D’opportunistes contrefacteurs orientaux passeront maîtres dans la fabrication de pseudo-sirènes fossilisées, juxtaposant habilement le haut du corps d’une guenon momifiée et la queue d’un gros poisson. Assez ressemblant pour entretenir l’illusion…
Ils se noient pour l’amour des sirènes
Un jour de 1493, Christophe Colomb consigne dans son livre de bord la rencontre, au large de Saint-Domingue, de trois sirènes dansant sur les vagues. Mais la description qu’il en fait est peu flatteuse : « Elles sont non seulement muettes, mais beaucoup moins jolies qu’on ne le dit. Elles ont l’air de regretter la Grèce… » Mais rien jusque-là qui puisse dissiper l’équivoque. Jusqu’au Siècle des Lumières, les naturalistes hésiteront à rayer la sirène de la liste des animaux officiellement recensés. Les prétendues observations de marins au long cours constituent assez de présomptions à leurs yeux pour apporter un début de confirmation à ce vieux mythe né dans les fables de l’Antiquité. Et même aux yeux de l’Église, cette allégorie de la femme fatale, séduisante et tentatrice, venait à point pour dénoncer un des déguisements favoris du diable lui-même. N’allait-on pas jusqu’à prétendre que des hommes, fous de passion, s’étaient noyés en tentant de s’accoupler avec ces créatures marines ? Pour le christianisme, volontiers misogyne, écouter le chant de ces belles sorcières, à la sexualité outrancière, c’était déjà flirter avec l’enfer et mériter la damnation éternelle.
Les « vaches de mer » ne font plus rêver
Il faudra attendre l’aube du XIXe siècle et l’avènement des sciences naturelles pour remettre la sirène à sa place, celle d’un joli mirage. Depuis que les savants modernes ont pu observer les évolutions aquatiques du lamantin, ce mammifère marin des eaux tièdes, aussi appelé dugong, il est apparu que certaines de ses caractéristiques anatomiques pouvaient prêter à confusion avec celles des fameuses naïades. Les femelles lamantins ont effectivement sur le haut de la poitrine deux mamelles imposantes, des nageoires assez semblables à des bras humains et un corps massif qui se termine par une large nageoire caudale. Elles portent parfois leur petit entre leurs « bras » et peuvent se dresser dans l’eau jusqu’à la taille.
Certes, il aura fallu toute l’imagination des gens de mer pour voir dans ces indolents herbivores marins, parfois surnommés « vaches de mer », des créatures de rêve. Si la légende en a pris un coup, elle ne s’est pas éteinte pour autant. Grâce au talent d’un écrivain danois, Hans Christian Andersen, qui en a fait l’héroïne d’un conte charmant, la sirène a perdu beaucoup de sa réputation maléfique. Dans cette belle histoire d’amour, la sirène a retrouvé une sorte de virginité. La poésie et le merveilleux ont repris leur place. Passant de la diabolisation à la féérie, la sirène n’en continue pas moins à entretenir cette ambiguïté, toujours propice à la perpétuation des légendes.
À travers ce mythe de la femme-poisson, aguichante et fatale, les hommes ne trouvent-ils pas l’occasion d’exprimer quelques-unes de leurs plus vieilles obsessions : l’amour, le sexe et la mort ?
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