Par Christian Vignol
Si la Société internationale de cryptozoologie s’est donné pour emblème l’okapi, ce n’est pas par hasard. Ce curieux quadrupède illustre parfaitement l’objectif poursuivi par les membres de cette nouvelle institution, à savoir : la recherche de toutes les preuves pouvant authentifier l’existence d’un animal resté ignoré de tous les naturalistes, parfois pendant des siècles.
Si l’okapi est devenu aujourd’hui une réalité bien concrète, le sort de cette espèce de gazelle africaine reste encore bien incertain. À peine découverte, serait-elle déjà en train de disparaître ? Son histoire mérite en tout cas d’être racontée.
Si tous les zoos du monde tremblent périodiquement pour la santé d’un de leurs hôtes les plus fragiles, devenus aussi rares en captivité que dans la nature, c’est parce qu’il s’agit précisément de l’okapi, cet étrange animal qu’on croirait issu du croisement insolite d’une antilope, d’un zèbre et d’une girafe.
Seuls les pygmées savaient…
L’okapi est un de ces animaux à la limite de la science et de la fiction, non seulement en raison de ses curieuses caractéristiques anatomiques, mais surtout parce qu’il a réussi à cacher au monde civilisé sa mystérieuse existence jusqu’au début du xxe siècle.
Il est en effet l’un des derniers grands mammifères que l’on ait découverts sur cette planète, et l’on sait encore bien peu de choses à son sujet.
Cet incroyable quadrupède n’était connu à l’époque que des seuls pygmées Mbuti et Efe, qui partagent un biotope unique : l’impénétrable forêt équatoriale de l’Ituri, dans le Nord du Congo, entre les fleuves Oubangui et Ouelé.
Sous la voûte opaque d’arbres gigantesques règne une obscurité presque totale, même en plein jour.
Les pluies y sont diluviennes et le taux d’humidité de l’air atteint 90 %. Aucune route ne conduit au cœur de cet enfer vert et seules des rivières limoneuses, au cours incertain et tumultueux, permettent aux plus téméraires de s’aventurer dans cette région inhospitalière.
Les difficultés d’accès et l’épaisseur moite de ces forêts fluviales constituent pour la faune clairsemée qui y vit sa meilleure protection contre les intrusions du monde extérieur.
Inconnu jusqu’en 1901
Lors de leurs premières expéditions dans ces territoires qui allaient devenir le Congo belge, les explorateurs Stanley et Livingstone eurent vent, auprès des indigènes, d’une rumeur persistante concernant l’existence d’une sorte de « mule aux grandes oreilles », que les pygmées chassaient sous le nom d’okapi.
Mais toutes les descriptions de cet animal paraissaient fantaisistes et peu crédibles. Les seuls indices relativement probants qu’ils purent recueillir étaient des fragments de peau et d’ossements, ces derniers évoquant plutôt les restes de girafes fossiles.
Ce n’est qu’en 1901 qu’un explorateur britannique, sir Harry Johnston, qui occupait les fonctions de gouverneur de l’Ouganda, réussit à se procurer une peau entière et deux crânes de cet animal, resté jusque-là si obstinément secret.
Zoologues et naturalistes, au comble de l’étonnement, allaient enfin pouvoir se pencher sur l’arbre généalogique de ce mammifère, si tardivement porté à leur connaissance.
La girafe est sa cousine
Les scientifiques éprouvèrent cependant quelque peine à trouver d’emblée la place de cet animal dans la grande pyramide de l’évolution des espèces vivantes.
Ils crurent un moment que l’okapi était affilié au zèbre, en raison des rayures horizontales sur ses membres inférieurs. Une observation plus poussée permit de découvrir que ce quadrupède présentait davantage de ressemblances avec les ancêtres primitifs de la girafe, d’après les fossiles qu’on avait pu retrouver. D’où le surnom qu’on lui donne parfois aujourd’hui de « girafe de forêt ».
Il s’est confirmé depuis que l’okapi appartient bien à l’ordre des giraffidés et que c’est avec sa parente au long cou qu’il présente le plus d’analogies.
Un curieux patchwork
L’okapi n’en constitue pas moins un curieux patchwork, comme si la nature avait longuement hésité à lui trouver une physionomie définitive.
Sa silhouette se présente sous une forme plutôt massive et compacte, avec une ligne dorsale fortement inclinée vers l’arrière et des jambes antérieures plus longues (comme la girafe), des membres inférieurs rayés transversalement (comme le zèbre), les zébrures étant particulièrement contrastées sur la croupe.
Ce masque postérieur jouerait, semble-t-il, chez les individus adultes le rôle de panneau de signalisation pour les jeunes qui risqueraient de se perdre dans la pénombre de la forêt. La couleur de la peau est d’un brun violacé. Sa taille, même si elle peut paraître modeste en comparaison de sa cousine de la savane, en raison de son cou moins allongé, n’en est pas moins respectable pour un animal de la forêt : deux mètres de hauteur au garrot, deux mètres de long de la tête à la naissance de la queue et un poids de 230 kg.
Rappelons au passage que la girafe mâle, l’animal terrestre le plus grand du monde, peut mesurer cinq mètres de haut et peser 1 350 kg.
Chez l’okapi, seuls les mâles portent de courtes cornes, recouvertes de peau, dont l’extrémité est remplacée chaque année. Comme la girafe, la langue est très extensible, bien faite pour brouter en altitude.
Difficile rencontre avec un partenaire
Il aura fallu s’aventurer plus d’une fois dans les sombres et épaisses forêts de l’Ituri, ruisselantes d’humidité, pour se faire une idée plus précise des mœurs de cet animal, particulièrement farouche et inapprochable.
L’okapi mène une existence nocturne et solitaire, en bordure des cours d’eau. Strictement végétarien, ce ruminant se nourrit de feuilles et de pousses d’arbres (environ 150 espèces figurent à son menu, dont l’euphorbe particulièrement toxique pour l’homme), qu’il saisit au moyen de sa langue très longue et protractile. Herbe, fougères, fruits, champignons et manioc font également partie de son ordinaire.
L’okapi ne s’attarde jamais longtemps sur le même lieu de pâture, ne cueillant que les pousses fraîches, afin de préserver les ressources de son garde-manger.
Il ne rencontre ses congénères qu’à des occasions assez fortuites, puisqu’il n’y a jamais plus de deux individus au kilomètre carré. La reproduction de l’espèce se déroule en effet selon un scénario quelque peu aléatoire et n’obéit pas vraiment à une saison des amours bien définie. Vu la difficulté de rencontrer à date précise, dans ces frondaisons inextricables, le partenaire adéquat, la femelle doit rester en chaleur pendant plus d’un mois. Elle arrose alors son parcours de sécrétions odoriférantes.
Craignant sans doute d’être repéré par un fauve à l’affût, le mâle, de son côté, ne pousse que des petits cris feutrés, une sorte de toussotement, pour signaler discrètement sa présence pendant la période de rut.
Quinze mois dans le ventre de sa mère
Les rencontres se produisent généralement en mai et juin ou en novembre et décembre. La gestation est particulièrement longue et incertaine puisque la femelle ne donne le jour qu’à un seul petit au terme d’une portée qui s’éternise de 421 à 457 jours (environ quinze mois).
S’il échappe aux griffes de la panthère ou du léopard, le jeune okapi tétera sa mère jusqu’à l’âge de dix mois et n’atteindra son développement adulte que vers quatre ou cinq ans.
L’approche d’un okapi dans son milieu naturel est incroyablement difficile. Son ouïe exacerbée, grâce à des oreilles très mobiles, lui permet de détecter le bruit le plus infime. Et pour brouiller les pistes de ses prédateurs, il va jusqu’à mélanger ses pas aux empreintes d’autres animaux qui l’ont précédé sur son chemin.
Pitié pour l’okapi
La capture d’un okapi nécessite généralement la complicité « des petits hommes de la forêt », passés maîtres dans l’art de dresser des pièges et de creuser des fosses de près de deux mètres de profondeur, recouvertes de branchages. Mais les prises sont rares, et d’ailleurs sévèrement contrôlées.
Sa répartition dans une aire géographique très réduite limite évidemment les effectifs et rend ceux-ci toujours plus vulnérables.
Car, à peine révélé au monde, l’okapi figure déjà sur la liste des espèces les plus menacées de disparition.
Bien que protégé par les conventions internationales, l’okapi partage le sort de beaucoup de grands mammifères massacrés illégalement, en particulier pour leur viande.
Gouvernement congolais et WWF tentent de mettre sur pied des projets pour la sauvegarde des derniers okapis et une grande partie de la forêt de l’Ituri a été décrétée parc national. Mais cela ne suffit pas toujours à dissuader les braconniers, venus parfois de la province voisine du Kivu.
Zoos en état d’alerte
Même en captivité, l’okapi n’est pas pour autant en sécurité, car son acclimatation est toujours délicate. Le principal danger consiste dans les épidémies de fièvre aphteuse qui font rage épisodiquement à travers l’Europe et déclenchent chaque fois l’état d’alerte chez tous les éleveurs de bétail. Ce que l’on sait moins, c’est qu’à ces moments-là, les jardins zoologiques se mettent à redouter le pire, allant parfois jusqu’à fermer leurs portes au public pendant plusieurs jours.
Car la maladie s’attaque inexorablement à toutes les espèces de bi-ongulés (celles qui possèdent des sabots à deux « doigts ») et la contagion peut se répandre de manière foudroyante, bien au-delà des frontières.
Le virus se propage en effet selon un mode de transmission particulièrement volatil. Il peut s’accrocher aux vêtements, aux cheveux, aux chaussures des humains exposés à son contact sans que ceux-ci soient affectés par sa présence invisible. Il peut aussi « habiter » des espèces animales non vulnérables – comme les chiens et les chats – qui véhiculent à leur insu le redoutable fléau.
C’était quoi un okapi ?
Malgré ces risques, les zoos et réserves naturelles constituent en définitive, pour cet animal très fragile, des sanctuaires qui pourraient bien être à terme les seuls garants de sa survie.
Le zoo d’Anvers, en particulier, grâce à la tenue d’un fichier généalogique informatisé, tenu rigoureusement à jour, coordonne l’action de différents jardins zoologiques à travers le monde pour assurer la pérennité de cette espèce en captivité, en évitant les dangers de la consanguinité.
Une petite centaine d’okapis, dans différents zoos du monde, vivent ainsi loin de leur forêt originelle, avec des chances de longévité meilleures que dans la nature.
S’il en était autrement, les enfants de demain en seraient peut-être réduits à demander un jour : « Maman, c’était quoi un okapi ? »
Auteur :
Christian Vignol a travaillé pendant plus de quarante ans en tant que journaliste. Il a également collaboré à plus d’une centaine de courts-métrages documentaires, principalement consacrés aux coutumes religieuses, musicales et folkloriques en Asie, Australie et Amérique du Sud.
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