Les chevaux calculateurs, un mystère jamais éclairci

Quelques énigmes du comportement animal sont parfois irritantes. Car elles invitent à nous interroger sur la présence d’une intelligence secrète, de ce fameux « sixième sens » jusqu’ici inexplicable. C’est notamment le cas des « animaux calculateurs » dont le mystère n’a jamais vraiment été éclairci.

Les expertises sévères qui furent effectuées à l’époque pour s’assurer qu’il n’y avait aucune trace de supercherie ne purent jamais démentir les résultats spectaculaires constatés, qui semblaient relever de dons surnaturels.

Les premières constatations de ce phénomène remontent au début du 20e siècle. L’Allemand Köhler s’était amusé à enseigner à divers oiseaux de rudimentaires notions de calcul. Il les obligeait à ne picorer qu’un nombre de graines déterminé et à reconnaître ce nombre précis. Il obtint ainsi le résultat suivant : les pigeons arrivaient à compter jusqu’à 5, les choucas jusqu’à 6, les corbeaux et les perruches jusqu’à 7. Résultats encourageants quand on sait que dans certaines tribus d’hommes primitifs, la numération s’arrête au chiffre 3.

Mais la curiosité du monde scientifique fut piquée au vif lorsque furent connues, en 1910, les incroyables performances des chevaux d’Elberfeld, en Allemagne.

Wolfgang Köhler

Soustractions et additions

 L’aristocrate Wilhelm von Osten avait appris à lire et à compter à un étalon appelé Hans. Pour exprimer un mot, ce cheval frappait le sol avec son sabot selon un code simpliste : un coup pour A, deux coups pour B, etc. Mais c’est surtout comme calculateur que cet animal fit parler de lui. Lorsqu’on écrivait un nombre sur le tableau noir devant lui, le cheval s’exprimait de la même manière, en frappant sur le sol un nombre de coups correspondant. Avec cette nuance de poids : le sabot droit indiquait les dizaines, le sabot gauche les unités.

Jusque-là, un bon dressage suffit à expliquer ce comportement conditionné. Mais c’est lorsque son maître se décida à lui apprendre des opérations mathématiques que l’étalon fit montre de facultés réellement stupéfiantes. Ayant très rapidement assimilé les chiffres, Hans se mit à effectuer des additions.

Lorsqu’on écrivait sur le tableau devant lui 15 + 20, il tapait trois fois du sabot droit (les dizaines) et cinq fois du sabot gauche (les unités).

Très vite, il put discerner la différence entre + et -, et il se montra aussi à l’aise dans les soustractions que dans les additions.

Quatre jours d’entraînement suffirent à le familiariser avec les multiplications et avec les divisions. Au bout de quatre mois, il pouvait extraire des racines carrées et cubiques ! Il pouvait aussi épeler des mots et identifier des notes de musique pour autant que toutes les questions qu’on lui proposait soient préalablement converties en nombres

Wilhelm von Osten

Même en l’absence du maître

La nouvelle se répandit dans toute l’Europe et jusqu’aux États-Unis. Des savants de toutes les disciplines accoururent du monde entier pour se rendre compte sur place du prodige. Psychologues, philosophes, officiers de cavalerie, directeurs de cirque, vétérinaires se succédèrent autour de Hans pour tenter de lui arracher son secret.

Un peu effrayé par tant de notoriété et supportant mal le climat de suspicion dont on l’entourait, von Osten vendit son cheval à un bijoutier du nom de Kral. L’étalon refit volontiers pour son nouveau propriétaire toutes les opérations mathématiques auquel on le soumit. Piqué au jeu, Kral entraîna deux autres chevaux, Muhamed et Zarif, qui se montrèrent aussi doués.

Un psychologue suisse, Claparède, tenta par tous les moyens de démasquer une éventuelle supercherie. On sait que dans les foires et dans les cirques, des animaux calculateurs ont souvent été présentés, mais il s’agissait chaque fois d’un simple numéro de dressage : les animaux « savants » obéissaient à un geste imperceptible de leur dompteur dès que celui-ci leur ordonnait, le moment opportun, d’arrêter de frapper de la patte ou du bec.

Rien de semblable n’est apparu dans le cas des chevaux d’Erberfeld, qui étaient capables d’effectuer leurs opérations même en l’absence de leur maître. Quel que soit l’expérimentateur, les résultats étaient toujours aussi probants.

Karl Krall avec Muhamed et Zarif, en 1908.

À la frontière de l’inexplicable

 Un professeur de mathématiques allemand, Hartkopf, isola « Hans le malin » — le surnom qu’on lui avait donné – dans une pièce, sortit de sa poche l’enveloppe contenant les « colles » qu’il allait poser à l’animal et qu’il transcrivit sur un tableau, seulement visible du cheval. Il tendit alors au jury des observateurs (dont était absent le propriétaire du quadrupède) la copie des mêmes opérations à effectuer par eux.

Le cheval découvrit la réponse juste de « racine quatrième de 456.776 », soit 26 et cela en une dizaine de secondes, bien avant le plus doué des mathématiciens de l’assistance.

La polémique se mit à sévir avec tant de rage autour de ces prouesses que l’empereur Guillaume II lui-même ordonna une enquête sur le « cas Hans » pour s’assurer qu’il n’y avait pas eu tricherie et pour faire taire la controverse. Mais, comme c’est souvent le cas, cette affaire pourtant passionnante finit par passer au second plan, éclipsée par des événements autrement dramatiques, en l’occurrence la déclaration de la Première Guerre mondiale.

En l’absence de toute explication rationnelle, certains ont évoqué la possibilité d’un phénomène médiumnique, ce qui soulève la hasardeuse question de l’existence d’un métapsychisme animal.

Ce que l’on a appelé plus tard « le phénomène de Hans le malin » désigne à présent l’interprétation de signaux subtils envoyés inconsciemment par le public présent. Dans le cas des chevaux d’Eberfeld, y a-t-il eu interférence entre la pensée humaine et la « pensée » animale ? Un quelconque phénomène d’hypnose, de télépathie, de transmission de pensée, a-t-il joué ? Un mystère ne ferait dans ce cas qu’en remplacer un autre.

Les recherches n’ont jamais été poussées plus loin et c’est sans doute regrettable. L’énigme reste entière d’autant que les cas d’animaux calculateurs sont devenus fort rares. Un chien calculateur connut également son heure de gloire, il y a quelques années, lorsqu’on apprit que c’était lui qui donnait chaque jour une leçon de calcul aux deux filles de sa maîtresse et les aidait à résoudre leurs devoirs de mathématiques.

Nous rejoignons ici la frontière troublante où psychismes humain et non-humain se confrontent d’une manière inexplicable.

Hans le malin en 1910
Afin de rejeter des suspicions de triches, on fit mettre à Hans des œillères