L’univers impitoyable de Croc-Blanc est aussi celui d’un des écrivains voyageurs parmi les plus célèbres du XXe siècle : Jack London. Cet authentique aventurier à la plume féconde nous a ouvert pour la première fois les portes du Grand Blanc, ces régions polaires à peine explorées
jusque-là et qui étaient subitement envahies par une horde de pionniers avides et sans scrupules.
Son roman, paru aux États-Unis en 1906, nous raconte la tumultueuse odyssée de ces hommes sans foi ni loi, attirés par cette soif du métal jaune qui rend fou.
Le Klondike était à cette époque le théâtre d’une hystérique ruée vers l’or, comme on n’en verra plus beaucoup par la suite. On y voit défiler une faune hétéroclite de prospecteurs, mais aussi de franches crapules, à la recherche d’un nouvel Eldorado. Beaucoup n’y trouveront pas la fortune espérée et certains devront se contenter d’une sépulture glacée.
La chaleur des feux de camp l’attire
Mais le véritable héros de ce récit plein de bruit et de fureur est un chien-loup, né à l’état sauvage d’une mère chienne et d’un père loup. Une double hérédité parfois difficile à porter, surtout lorsqu’on se trouve confronté à la violence et à la cruauté des hommes.
Son histoire commence par une naissance hasardeuse au sein d’une meute de loups pour qui la seule loi est celle de toutes les jungles, fussent-elles constituées de neige et de glace à perte de vue : tuer ou être tué, manger ou être mangé.
L’instinct de survie pousse le jeune chien-loup à se rapprocher des hommes et à tenter une première expérience auprès d’une communauté esquimaude, ces premiers Indiens d’Amérique. La chaleur des feux de camp l’attire irrésistiblement. Bien que résolument sauvage, le futur Croc-Blanc accepte progressivement la tutelle d’un maître humain, Castor-Gris, qui le tolère dans son entourage.
Mais, chez les Esquimaux, les animaux sont davantage appréciés pour leur rôle utilitaire que pour leur compagnie affectueuse. La cohabitation est difficile, surtout quand il faut la partager avec de nombreux autres chiens. Il faut dire que Croc-Blanc n’est pas particulièrement sociable.
Son sang de loup ne supporte pas la domination
Son sang de loup n’accepte pas volontiers la domination de ses demi-congénères pour qui il est un intrus indésirable.
Il compte bientôt de nombreux rivaux au sein de cette meute domestique, en particulier un certain Lip-Lip qui lui conteste toute hégémonie. À leur contact, Croc-Blanc développe une agressivité croissante qui attire l’attention de son maître et dont celui-ci entend bientôt tirer profit.
Les distractions sont rares dans le Grand Nord et les combats de chiens sont un spectacle de choix pour ces pionniers, à l’heure où ils déposent leurs pelles et leurs grattoirs. Au cours de ces affrontements, Croc-Blanc affiche une supériorité arrogante. Castor-Gris y voit l’opportunité d’échanger son chien contre un stock d’alcool, condamnant ainsi son protégé à devenir un chien de combat, autour duquel on organise des paris. Croc-Blanc n’est pourtant pas enchanté par ce métier de gladiateur canin et voudrait bien retrouver son maître. Mais celui-ci s’est définitivement détourné de lui.
Guérir de la folie des hommes
Le voilà donc livré contre son gré à ces cruels jeux du cirque pour le plaisir malsain de quelques parieurs enfiévrés. Son nouveau propriétaire veut faire de lui un tueur. En redécouvrant le goût du sang, il retrouve aussi la férocité de ses instincts primitifs qui lui permet de sortir victorieux de toutes les confrontations. Jusqu’au jour où il tombe sur un adversaire plus féroce que lui, un redoutable bulldog, appelé Cherokee, qui s’apprête à le mettre en charpie. Blessé et presque agonisant, il ne doit son salut qu’à l’intervention de deux hommes, un ingénieur des mines, Weedon Scott, et son ami Matt, qui font interrompre ce combat sanglant et sauvent in extremis l’animal d’une mort certaine.
Il faudra beaucoup de patience et de douceur pour guérir Croc-Blanc, non seulement de ses blessures, mais surtout de la folie et de la cruauté des hommes. Les deux amis finiront pourtant par obtenir du chien-loup, qui était pratiquement retourné à l’état sauvage, une reconnaissance qui prendra peu à peu le visage de l’amitié et presque de l’amour.
À partir de ce moment, Croc-Blanc, encore convalescent, mettra toute son énergie et son intelligence à défendre les intérêts de ses bienfaiteurs, n’hésitant pas à risquer sa propre vie.
Avec les yeux de Croc-Blanc
Ce roman de Jack London n’est au fond qu’une demi-fiction. L’écrivain a pu approcher de près ces hommes frustes et rudes que l’environnement du grand Nord rendait encore plus violents et plus primaires dans leur comportement de survie. Il a pu étudier et décrire les différentes communautés sociales qui se bousculaient sur quelques arpents de terre gelée, chaque fois qu’on y signalait la découverte d’une pépite : des prospecteurs obsédés par l’or, des ingénieurs plus éduqués, des peuplades amérindiennes aux mœurs étranges, en parfaite osmose avec le Grand Blanc, mais dangereusement contaminées par cette soudaine invasion étrangère.
London a su aussi nous faire pénétrer dans cette nature grandiose de l’Alaska, avec sa faune toute en fourrure et en crocs. Les chiens y sont plus qu’ailleurs indispensables à l’homme, la survie des uns et des autres y étant intimement liée. Les animaux sont d’ailleurs les vrais héros de ce récit, dont les diverses péripéties se vivent et se découvrent avec les yeux de Croc-Blanc, ce seigneur des neiges.
Moitié loup, moitié Malamute
Tôt ou tard, ce chien-loup emblématique devait à son tour être incarné au cinéma. Son histoire allait très vite séduire les studios Disney.
Restait à trouver un chien capable d’endosser le rôle de Croc-Blanc et d’en assumer l’imposante stature. Le choix se porta sur un Malamute d’Alaska croisé avec un véritable loup. Cet hybride s’appelait Jed et était âgé de 14 ans. Le film sortit en 1991. L’adaptation s’éloignait quelque peu de l’œuvre originale mais restituait somptueusement les grands espaces enneigés de l’Alaska. Le tournage eut lieu près de la ville de Haines, où certaines scènes d’intérieur ont été reconstituées en studio.
La localité a d’ailleurs conservé toutes les infrastructures laissées sur place à la fin du tournage pour en faire une attraction touristique, une sorte de parc à thème.
Le film ayant recueilli une recette satisfaisante et reçu un Genesis Award, les Studios Disney décidèrent de tourner, en 1994, un Croc-Blanc 2, qui racontait un peu l’histoire à l’envers : dégoûté par la compagnie des hommes, le chien décide de retourner à l’état sauvage. On ne peut pas vraiment lui donner tort. Dans cette histoire de chiens, de loups et d’hommes, les monstres ne sont pas toujours ceux que l’on pense…
La boucle était bouclée. Jed-Croc Blanc, l’interprète vieillissant du chien-loup aux dents blanches comme neige, meurt l’année suivante, à l’âge plus que respectable de 18 ans.