Clarence, le lion qui louche

Tout est parti d’une histoire vraie. À l’origine, c’est d’abord l’aventure d’un homme, Anthonie Marinus Harthoorn, un vétérinaire hors du commun.

L’homme est né en Hollande mais a passé toute sa jeunesse en Angleterre. Officier commando pendant la Seconde Guerre mondiale, il fut l’un des premiers à sauter en parachute sur Arnhem, lors de la reconquête des Pays-Bas par les troupes alliées. Démobilisé, il reprend ses études vétérinaires aux universités d’Utrecht et de Hanovre où il obtient une spécialisation dans les maladies et traumatismes affectant les animaux sauvages.

Muni de ce diplôme un peu particulier, il se rend au Kenya et en Tanzanie. C’est là qu’il étudie les effets des drogues sédatives qu’on administre aux grands mammifères de la jungle quand on veut les capturer, les soigner ou les ausculter. Il se rend très vite compte que cette méthode n’est pas sans risque et sans inconvénient.

Il invente le fusil à fléchettes

C’est alors qu’il met au point une invention qui va révolutionner le métier des soigneurs de fauves : le fusil à tranquillisant, le M-99, qui propulse à distance des fléchettes anesthésiantes contenant un produit capable d’endormir l’animal sans le tuer, une sorte de seringue volante. Cette technique allait désormais permettre de soigner plus confortablement des animaux dont l’approche s’avérait difficile ou dangereuse : éléphants, rhinocéros, buffles, grands félins…

La méthode s’est aujourd’hui généralisée dans le monde entier et largement utilisée par tous ceux qui sont chargés de soigner, de déplacer ou de capturer des mammifères de grande taille, en particulier dans les réserves africaines.

Cette technique du pistolet tranquillisant est aussi employée occasionnellement pour la surveillance médicale des animaux urbains dont la capture est malaisée, ainsi que dans les parcs animaliers et jardins zoologiques.

Ce fusil à fléchettes soporifiques a surtout permis d’assurer sans risque les contrôles sanitaires d’une faune peu disposée à se soumettre à des contrôles vétérinaires, mais également de placer sur certaines espèces animales des puces électroniques pour surveiller leurs déplacements, ou encore d’assurer leur transport vers d’autres territoires de chasse ou vers des dispensaires quand il y a nécessité d’une intervention chirurgicale. Et cela, tout en limitant dans une large mesure les effets de stress, fréquents avec l’ancienne manière de procéder qui consistait à piéger l’animal avant de lui administrer des doses – souvent trop massives – d’anesthésiant. Ici, les animaux sont simplement endormis.

Les doses de chaque fléchette sont ajustées à la taille et au poids de l’animal et à la durée de l’intervention médicale.

L’avocat des éléphants et des rhinocéros

Lorsque le Dr. Harthoorn s’est installé, à l’aube des années 60, au Kenya avec sa femme, Suzanne Art, également vétérinaire, il s’est rapidement aperçu des menaces qui pesaient sur ce sanctuaire de la faune sauvage, exposé en permanence aux exactions des braconniers.

Le couple décide alors d’ouvrir un orphelinat-clinique pour animaux dans la banlieue de Nairobi, avec ce credo de protéger la nature sous toutes ses formes et de rendre consciente la population africaine locale de la richesse irremplaçable de son patrimoine.

Tony Harthtoorn est ainsi devenu le principal défenseur des éléphants et des rhinocéros, dont les effectifs continuent à diminuer à vue d’œil. Il est à la fois l’avocat et le médecin d’une faune sauvage en grand péril.

Les héros de Daktari

Au début des années soixante, un producteur américain de cinéma et de télévision, Ivan Tors, est venu passer ses vacances au Kenya. Il y rencontre Tony et Susan et découvre en même temps l’étonnante organisation de leur orphelinat pour animaux.

Il a aussitôt le déclic professionnel. N’y a-t-il pas là matière à un film original ? Le producteur a sans doute été spécialement impressionné par la cohabitation harmonieuse qui règne entre les pensionnaires de ce refuge. Il ne peut s’empêcher de tomber sous le charme de Clarence, ce
lion dont la particularité est de loucher, et du chimpanzé Judy, qui semblent former une paire inséparable, car le Dr. Harthoorn opère dans sa clinique autant les lions que les chimpanzés, auxquels il apporte notamment les soins ophtalmologiques appropriés.

Dès 1965, le film Clarence, le lion qui louchait sort sur les écrans américains. Le succès est tellement énorme qu’il sera très vite décliné – sous le titre Daktari – en une série de quatre-vingt-neuf épisodes de 50 minutes pour la télévision. Avec les mêmes acteurs que dans le film pour assurer la continuité.

Une faune unique et vulnérable

Daktari  tournera pendant des années sur tous les petits écrans de la planète pour le plus grand plaisir
des petits et des grands spectateurs.

Le scénario s’inspire directement de la vie du Dr. Harthoorn et de son épouse dans leur refuge kenyan.

Quelques noms ont été changés, quelques personnages accessoires y ont été introduits, mais la philosophie de base est toujours présente : la nécessité de préserver une nature sauvage contre tous ses prédateurs, sauvegarder une faune unique et très vulnérable, lutter impitoyablement contre
les braconniers, la corruption des autorités locales et les amateurs de safari capables de payer des fortunes pour s’offrir dans leur salon une tête de buffle, une peau de léopard ou des défenses d’éléphant.

Le monde à travers les yeux de Clarence

Ce qui séduira évidemment les téléspectateurs, ce sont les innombrables péripéties auxquelles sont mêlés Clarence, ce lion qui louche, et son impertinente partenaire, la guenon Judy.

On retiendra notamment cette prouesse de la caméra subjective qui nous fait découvrir l’univers de Daktari à travers la vision déformée de Clarence. Un effet spécial qui nous permet d’entrer dans la tête de ce lion pas comme les autres.

Le scénario adopté diffère peu de la réalité. Le décor est planté – fictivement – en Afrique de l’Est, dans un centre d’étude du comportement animal, dirigé par un autre docteur vétérinaire : Marsh Tracy. Quand une tribu indigène vient annoncer à ce dernier la présence inquiétante d’un lion dans les parages, il se rend aussitôt, avec sa fille Paula, à la rencontre du fauve. Ils s’aperçoivent alors que le félin souffre d’un sérieux handicap visuel, un strabisme qui le rend inapte à la chasse. Le père et la fille emmènent avec eux ce lion un peu désemparé, qui se révèle aussi inoffensif qu’un mouton. Et c’est le début d’une grande amitié qui va lier tous les pensionnaires de ce refuge aux allures d’Arche de Noé, car, comment ne pas craquer pour ce lion aussi câlin qu’une grosse peluche et devant les facéties de cette guenon espiègle, entourés de tout un petit monde à la fois sauvage et familier ?

Cinéma et politique ne font pas bon ménage

Bien sûr, cinéma et politique ne faisant pas toujours bon ménage, quelques aménagements ont dû être apportés au film et à la série télévisée. L’Afrique ayant cessé d’être accueillante comme jadis, le tournage s’est déroulé à quelques dizaines de kilomètres de Hollywood, au sein d’un ranch pour animaux sauvages, propriété du dresseur Ralph Helfer.

On s’est contenté de glisser dans le film quelques images d’archives d’une Afrique authentique. Certaines scènes ont même été tournées en intérieur, dans des studios à Miami.

Disons en passant que le sort du Dr Harthtoorn a également subi les aléas de la politique en Afrique. Au moment de l’indépendance du Kenya, le vétérinaire fut déclaré persona non grata et prié de déménager. Il alla s’installer en Afrique du Sud où il poursuivit jusqu’à sa mort, en 2012, ses activités de docteur-miracle au profit de la faune locale.

Au risque de perdre quelques illusions…

Au risque de vous enlever encore quelques illusions, précisons, si besoin est, que le lion Clarence, comme la guenon Judy, mis en vedette sous les projecteurs, ne sont pas les animaux originaires du refuge du Dr Harthtoorn.

Le Clarence de cinéma est un véritable lion-acteur, né dans le célèbre refuge californien d’Africa-USA, où sont élevés, logés et dressés la plupart des animaux qui font carrière à l’écran.

Clarence n’aura pas survécu longtemps à la gloire.

Le « lion qui louche » est mort à sept ans et demi, alors qu’il avait pris sa retraite dans l’Illinois pour raisons de santé.

Il souffrait de maux d’estomac chroniques et succomba à un empoisonnement du sang. Il aura pourtant tenu jusqu’au bout des quatre-vingt-neuf épisodes son rôle de lion gentil et nonchalant, qui a séduit des millions de spectateurs et qu’on aurait tous aimé avoir comme compagnon de jeu.