La licorne a gardé son secret pendant deux mille ans

Entouré d’un halo de plus de vingt siècles de mystère, cet animal fabuleux n’est-il sorti de la mythologie que pour entrer dans la légende ?

Après avoir longtemps alimenté les fantasmes de nos ancêtres, pourquoi continue-t-il à susciter autant de spéculations sur ses origines, aussi improbables qu’incertaines ?

La licorne n’a-t-elle jamais eu qu’un destin imaginaire et poétique ? Ou a-t-on une quelconque raison de penser que sa présence répétitive dans tous les folklores orientaux et occidentaux, ainsi que sa représentation picturale par plusieurs générations d’artistes lui confèrent un début d’authenticité ?

Pendant plus de vingt siècles et jusqu’à des temps pas si lointains, les hommes sont en effet restés persuadés que son existence était bien réelle. Leur seule excuse était-elle de n’avoir qu’une connaissance très sommaire de la zoologie ?

Figure du camphur. - PARÉ, Ambroise. Discours... de la mumie, de la licorne , des venins et de la peste. Paris : Gabriel Buon, 1582

Tout le monde en parle…

Si la plus ancienne mention de la licorne – qu’on appelait autrefois « unicorne » ou « monocorne » – figure à plusieurs reprises dans les textes bibliques, le premier récit daté qui y fait référence est celui du Grec Ctésias de Cnide, médecin du roi Artaxercès II de Babylone, qui vivait au ive siècle avant notre ère.

Ctésias affirmait avoir vu de ses propres yeux, en Perse, « un animal étrange ressemblant à un âne sauvage, un onagre blanc à tête rouge foncé, aux yeux bleus sombres, portant sur le milieu du front une corne d’un mètre et demi de long, blanche à la base, noire au milieu, écarlate à son extrémité ».

Plus tard, dans les chroniques du Moyen Âge, on trouve cette description en vieux français qui correspond dans ses grandes lignes à toutes les précédentes :

« Unicorne est une fière beste, auques ressemble à cheval de son corps, mais il a piez d’olifant et emi sa teste est une corne qui a bien quatre piez de long. »

MÜNSTER, Sebastian. Cosmographiae universalis libri VI. Bâle : H. Petrus, 1552

Gengis Khan fait demi-tour devant une licorne

Parmi les premiers explorateurs qui s’aventurèrent sur les côtes orientales de l’Afrique au XVIIIe siècle, plusieurs prétendirent avoir rencontré la fameuse licorne.

Un missionnaire jésuite rapporta la présence de l’animal en Éthiopie, pays où l’insaisissable créature fut souvent localisée par la suite.

L’Inde, la Chine, le Tibet possèdent également nombre de récits de voyage qui mentionnent son existence, sans parler des légendes locales qui y font fréquemment allusion.

Des historiens mongols racontent que Gengis Khan, en route vers de nouvelles conquêtes, rencontra une licorne dans les montagnes du Tibet et, y voyant un avertissement de ne pas pénétrer dans un pays sacré, fit demi-tour.

Les naturalistes du siècle dernier ne voulaient voir dans la mythique licorne qu’une description maladroite des premiers rhinocéros africains par les voyageurs de l’époque. Ils négligeaient cependant cette objection : le rhino d’Afrique possède deux cornes sur le museau, au contraire de son cousin du Sud-Est asiatique qui n’en possède qu’une. Mais ce dernier ne fut connu de l’Occident qu’au xvie siècle, quand les soldats portugais ramenèrent dans leurs bagages un exemplaire de ce lourd pachyderme, capturé à Gao.

Portrait imaginaire de Gengis Khan. Taipei, Musée national du Palais, XIVe siècle.

L’éléphant est son ennemi héréditaire

Dans le folklore chinois, la licorne est généralement représentée avec un corps de cerf surmonté d’une tête de dragon. En Occident, par contre, cet animal auréolé de tous les sortilèges s’est presque toujours montré sous une forme équine, une robe d’un blanc immaculé, la tête ornée du fameux éperon et le menton garni d’une barbichette.

Les références littéraires à l’existence de la licorne sont nombreuses et parfois déconcertantes. Selon Han Yu, écrivain chinois du IXe siècle : « … la licorne est un animal surnaturel mais de bon augure, comme le savent même les femmes et les enfants. Cet animal, précise-t-il, ne compte pas parmi les animaux domestiques et il n’est pas facile de le rencontrer. Il n’entre dans aucune classification et, même en sa présence, on risque de ne pouvoir l’identifier avec certitude… »

Parmi les caractéristiques qu’on prête le plus volontiers à la licorne figurent sa vélocité (aucun animal ne peut la rattraper à la course), sa cruauté (l’éléphant est son ennemi héréditaire) et son côté indomptable qui lui fait préférer la mort à la captivité. Quant à la comestibilité de sa chair, les rares privilégiés qui ont eu l’occasion d’en goûter ont des avis divergents : suave, selon les uns, exécrable, selon les autres.

L’arme magique contre les poisons

Les prétendues vertus curatives attribuées à la fameuse corne frontale alimentèrent le feu des imaginations et la cupidité des trafiquants tout au long du Moyen Âge. On y voyait la parade la plus efficace contre la peste, et surtout l’antidote miraculeux des poisons et venins.

Dans la coupe du roi de France, ne faisait-on pas tremper dans le breuvage royal un morceau de la fameuse corne magique pour annihiler toute possibilité d’empoisonnement ?

Il faudra attendre Ambroise Paré, le célèbre anatomiste, père de la chirurgie moderne, pour démontrer qu’aucun pouvoir curatif ne résidait dans aucune corne que ce soit.

À l’approche des temps modernes, les hommes de science affichèrent un scepticisme grandissant à l’égard de l’inapprochable licorne, dont l’existence ne reposait que sur des ouï-dire, transmis de génération en génération.

Pourtant, à travers l’Europe, sur tous les marchés, dans tous les souks, étaient exhibées, entières ou morcelées, des cornes torsadées de grande dimension. Il faudra un certain temps pour en déceler la véritable provenance : il s’agissait la plupart du temps de l’appendice nasal du narval, sorte de dauphin de grande taille, dont la corne, d’un ivoire dense et spiralé, peut atteindre trois mètres de long.

Quelques naturalistes évoquèrent également, non sans raison, l’éventuelle appartenance de ces trophées à l’oryx d’Arabie, une antilope du désert pourvue de cornes également très effilées.

 

Camphur, pirassoipi, licornes de Jonstinus - POMET, Pierre. Histoire générale des drogues simples et composées. Paris: Ganeau, 1735

Un animal d’avant le Déluge ?

Il n’empêche que, pendant plusieurs siècles, les grands de ce monde se seront disputés à prix d’or la possession de ces cornes fabuleuses d’origine incertaine, censées les protéger de toutes les calamités.

La découverte au XVIIIe siècle d’ossements fossiles dans des grottes d’Europe centrale incita les paléontologues et les scientifiques de l’époque à se pencher de plus près sur leur authenticité.

Dans un premier temps, certains virent dans ces vestiges une confirmation de l’existence possible de l’animal mythique. D’autres, à peine plus proches de la vérité, étaient convaincus qu’il s’agissait des restes d’animaux qui n’avaient pas trouvé de place dans l’Arche de Noé et qui avaient été victimes du Déluge universel.

À défaut de pouvoir prouver ou infirmer la réalité de la licorne, les savants partisans de la récente théorie de l’évolution des espèces vivantes allaient progresser à grands pas.

On se rendit compte pour la première fois qu’à une époque pas tellement lointaine, rhinocéros, mammouths et autres tigres à dents de sabre régnaient en maîtres sur notre continent. Car, au XVIIIe siècle, tout le monde ignorait encore l’existence des dinosaures et autres animaux préhistoriques. Pour cela, il faudra attendre le XIXe siècle.

 

De monocerote - GESNER, Conrad. Historiae animalium. Francfort : H. Laurent, 1620

Une vierge aux seins nus

De nombreux tableaux et tapisseries célèbres évoquent le prestigieux rituel qui, au Moyen Âge, présidait aux chasses… à la licorne. Ce sport de haut vol, réservé à l’aristocratie, faisait appel aux grands équipages et à d’impressionnantes meutes de chiens. Mais il semble bien que l’animal fantastique tant convoité n’ait jamais consenti à se laisser capturer. Quoi qu’en laissent penser toutes les toiles et œuvres d’art qui ont immortalisé ces moments de bravoure, la licorne a toujours refusé de s’évader de son univers mythologique. Ces sanglants hallalis ne sont que pure fiction.

Certains auteurs prétendaient pourtant avec obstination que le piège le plus efficace pour capturer une licorne était de l’appâter en mettant sur son chemin une jeune fille vierge aux seins nus. L’animal viendrait se coucher et s’endormir aux pieds de l’innocente pucelle. Mais malheur à celle-ci si la bête venait à découvrir que la belle n’était plus vierge : elle aurait été aussitôt mise en pièces par l’animal furieux et berné. Mais on ignore le nombre de victimes qu’une telle supercherie aurait pu provoquer.

 

Le premier animal du paradis terrestre

Au fil des époques, les peintres, les écrivains, les alchimistes, les apothicaires, les poètes et même les gens d’Église ont trouvé dans le mythe de la licorne une libre inspiration pour leurs fantasmes, mystiques ou ésotériques.

La psychologie contemporaine n’a pas manqué d’y voir un emblème phallique, un archétype allégorique des plus anciennes tendances érotico-mystiques de l’humanité.
La Grande-Bretagne a fait entrer la licorne dans ses armoiries, où elle symbolise l’invincibilité et la pureté.

Des artistes l’ont présentée comme le premier animal du paradis terrestre.

Mais si, pour les savants du XVIIe siècle, la licorne était encore considérée comme un animal bien réel, quoique probablement disparu, elle ne subsiste plus aujourd’hui que dans cette part de notre imagination, éternellement éprise de fantastique et de merveilleux.

Inlassable nostalgie du paradis perdu ?

 

L' enlèvement d'une jeune femme - Dürer, Albrecht - 1516
L'ASTRE / NAISSANT / Envoyè du Ciel / le 20 Iuin 1688. Franz Ertinger.

Auteur : 

Christian Vignol a travaillé pendant plus de quarante ans en tant que journaliste. Il a également collaboré à plus d’une centaine de courts-métrages documentaires, principalement consacrés aux coutumes religieuses, musicales et folkloriques en Asie, Australie et Amérique du Sud.

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